"De la capacité de la Speedmaster à survivre dans l'espace"

ou "Comment tordre le cou à un serpent de Mer de Tranquillité"

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Il est des sujets qui reviennent sans cesse sur les forums horlogers. En journalisme, on appelle ça des marronniers.

Parmi ces sujets, les idioties lues de droite et de gauche sur l’étanchéité des montres et l’influence de la pression dynamique sur les limites d’immersion de nos chers garde-temps m’avaient poussé à faire le calcul. Le fruit de ce travail se trouve sur ce site, ici.

Mais depuis un moment, j'étais agacé par cette idée qu'une preuve irréfutable de la supercherie montée par la NASA et Omega sur la réalité des voyages dans l'espace était qu'une Speed placée dans le vide sidéral n'aurait pu résister.

Notre spécialiste des voyages intersidéraux, de l’étanchéité des montres et des complots y allait de son explication pour justifier ses certitudes quant à l’impossibilité de plonger une montre de série dans le vide spatial.

Le spécialiste : Une Speedmaster ne peut pas avoir résisté à une sortie dans l’espace, c’est donc du pipeau tout ça, Marketing, mensonges et compagnie
Le candide : Ah bon, et pourquoi monsieur le spécialiste ?
Le spécialiste agacé : ben, gros malin, dans l’espace il fait froid, super froid.
Le candide : Ah, ben oui, c’est vrai, il fait –273.15 °C… c’est très froid. Bon sang, mais c’est biens sûr : A cette température, les huiles gèlent !
Le spécialiste : tu vois, c’est bien la preuve que Elvis est vivant… euh, non, c’est un autre forum ça, que les photos sont truquées ! Bon, je te laisse, il faut que j’aille expliquer à un autre couillon dans ton genre que le monde est plus sûr maintenant que Saddam Hussein a été viré.


La présumée menteuse à son retour de mission

Alors, comme moi j’en ai marre de lire ça, je me suis lancé dans le calcul.

Pour commencer, un petit détail, il ne fait pas 0 Kelvin (K) dans l’espace, mais 2.7 K qui sont liés à un rayonnement fossile issu du Big Bang. Mais cela a peu d’influence sur notre calcul.

L’objectif est de calculer l’évolution de la température de la montre dans le temps lorsqu’elle est soumise au vide spatial, son absence d’atmosphère et sa température quasi nulle.  

 

Le point de départ est de réaliser le bilan thermique de l’objet (la montre) dans ces circonstances. L’équation régissant l’équilibre des flux thermiques auxquels est soumis le système est la suivante :

(1) : F Total = F Convection + F Conduction + F Rayonnement


F Total est le flux de puissance (énergie / temps / surface) fournie (ou reçue si négative) par le système à son environnement en Watt par mètre carré (W.m-2) ou Joules par Seconde et par mètre carré (J.s-1.m-2)
F Convection est le flux fourni ou reçu par convection en W.m-2
F Conduction est le flux fourni ou reçu par conduction en W.m-2
F Rayonnement est le flux fourni ou reçu par rayonnement en W.m-2

 

Dans l’espace, il n’y a pas d’atmosphère, pas d’air donc aucun échange par conduction ou convection qui nécessite de la matière pour pouvoir avoir lieu.

Il ne reste donc que les émissions électromagnétiques d’énergie, sous forme d’un rayonnement, lequel est liés à l’agitation des ses atomes sous l’effet de la température. 

Notre équation (1) devient donc :

(1') : F Total = F Rayonnement

F Rayonnement est donné par la loi de Stefan-Bolzmann

(2) : F Rayonnement = e . s . T4

où :
F Rayonnement = F = flux de chaleur en Watt . m-2
e = l'émissivité, qui peut être prise égale à 0,15 pour de l'acier poli, considéré comme un "corps gris".
s  = 5,6697 10-8 W.m-².K-4, c'est la constante de Stefan
T = Température absolue en K.

Il nous faut la surface par laquelle rayonne la montre pour obtenir une puissance. Cette surface sera appelée S et multipliée par le flux, elle nous donne P selon la relation

(2’) : P = F.S

La relation donnant l'émission de chaleur en fonction de la température devient donc

(3) : P = -S.e.s.T4 (le "-" c'est parce que le flux est sortant… la montre émettant vers l’espace)

Autre donnée importante, la quantité de chaleur contenue dans la Speed au sortir du véhicule spatial. Elle est donnée par la relation 

(4) Q = C.m.T

Où :
Q la quantité de chaleur en Joules
C Chaleur massique du matériau constituant la montre, enJ.kg-1.K-1
m la masse de la montre en kg

Bien sûr, la montre émettant de la chaleur sous forme de rayonnement, sa température va baisser et donc l'émission de chaleur aussi.

Il va falloir écrire tout ça en fonction du temps.

Allons y !

La relation (4), sous forme différentielle s'écrit :

(4’) :  

 

Or  car les Watts sont des Joules/sec. et c'est le seul échange de chaleur avec l'environnement donc (3) et (4’) donnent

(5) :

 

On fait du nettoyage et ça donne :

(5’) :  

 Les plus matheux auront reconnu là une équation différentielle... et se diront "Merde, on n'est pas arrivé si on veut la résoudre… car il va falloir l’intégrer !"

Comme on fait de la physique, je pourrais utiliser la méthode des approximations successives, c'est à dire que je calculerais la perte d'énergie par pas successifs et déterminerais la température après ce laps de temps.Mathématiquement, cela veut dire que j’approximerais la courbe par ses tangentes, calculant la tangente en un point pour trouver la valeur suivante, et repartirais de celle-ci pour déterminer la suivante.
Plus le pas est petit, plus l'approximation est juste.
Excel m'aiderait dans cet exercice...

Bon, j'ai fait des essais avec des pas plus ou moins grands, les écarts sont faibles et cette méthode fonctionne à merveille.

Mais, grâce à Nestor du forum qui m’a incité à le faire et étant donné qu’on n’est pas venu jusque là pour couper des citrons, je me suis lancé dans l’intégration de cette équation différentielles du premier ordre.

 

(5’) devient :  

On intègre les deux membres

 

Et après quelques étapes et un prompt renfort du Gieck, le résultat est le suivant :

 

(6) : joli hein !

 


t = le temps, en seconde
S = la surface de la montre par laquelle elle émet ses rayonnements, en m²
e = l'émissivité peut être prise égale à 0,15 pour de l'acier poli, considéré comme un "corps gris"
s  = 5,6697 10-8 W.m-².K-4, c'est la constante de Stefan
C = la chaleur massique de la montre, égale 500 J.kg-1.K-1 environ pour l'acier
m = la masse de la montre, en kg
Cte = La constante qui dépend des conditions initiales, à savoir la température T0 de l’objet à t=0s.

Comme on pouvait s'y attendre, la courbe est une hyperbole, qui tend vers zéro à l'infini, sans jamais y arriver et qui coupe l’axe des températures en T0=T(0).

Alors, la théorie ayant donné son maximum, c'est-à-dire l’expression de la température en fonction du temps, il nous reste à donner des valeurs à toutes les autres lettres et faire quelques petits calculs.

Prenons deux scénarios :

1)      une Speedmaster lâchée dans l’espace après sa sortie de la capsule et qui reste à l’ombre tout le temps

2)      une Speedmaster portée par un astronaute sur sa combinaison et qui reste à l’ombre tout le temps

En fin de parcours, nous nous amuserons à calculer l’énergie apportée par le soleil à la montre à chaque fois qu’elle se trouve frappée par ses rayons.

D’abord, les données constantes qui nous manquaient, et qui sont invariables quelles que soient les conditions du vol de la montre.

La masse de la Speedmaster : mesurée par mes soins, elle s’établit à 0,064 kg

Prenons la température dans la capsule spatiale à 25°C (soit 298.15 K). Donc la Speed, en sortant est à cette température.
D’ailleurs, grâce aux conditions initiales maintenant fixées, à savoir qu’à t=0 s, T=298,15 K, on trouve la constante Cte qui est égale à 3,77308.10-8 pour notre cas

Ensuite, voyons ce qui peut changer entre nos deux scénarios. C'est la surface par laquelle la montre rayonne qui va être différente car quand la montre est lâchée dans le vide, elle rayonne par toute sa surface mais lorsqu’elle est plaquée contre la combinaison spatiale, on pourra considérer que tout le rayonnement qui est émis par le fond de la montre lui revient car la combinaison est blanche et isolante.

La surface totale S totale (en m2) de la montre sera prise par approximation comme étant deux disques de 40mm de diamètre, plus un bandeau de 10mm sur tout le tour

S totale = 2.2.p.0,0202 + p.0,040.0,005 = 0,006283 m²

Pour le scénario 2, montre portée sur la combinaison, la surface est de 0,003770 m²

 

Alors, ça donne quoi tout ça, concrètement ?

Pour commencer, le tracé de la courbe sur une longue période (12 jours et demi) nous donne quelques informations intéressantes (Fig.1).

Fig.1 : évolution de la Température avec T0=298,15 K, montre portée sur la combinaison

 

Comme on le constate sur ce tracé (de 0s à 12j et demi), la décroissance est très rapide au début, puis s’atténue. La température tend alors tout doucement vers 0K. Au bout de 12j et demi par exemple, la décroissance de la température n’est plus que de 0,07°C par heure alors que la température de la montre est de -205,87 °C (soit 67,28K). Et cette variation de température continue de s’atténuer.

D’ailleurs, si l’on pousse un peu plus loin le calcul, au bout de 3 ans et demi à l’ombre, la température de la montre est encore de 14,55 K (soit -258,60°C) et la variation de -0,0039°C par jour ! 

On est donc très loin des conneries que l’on peut voir dans certains films où un corps jeté dans le vide spatial se transforme instantanément en glace. A ce titre, l’un des films les moins débiles sur le sujet est "2001 l’Odyssée de l’Espace". A un moment l’astronaute Karl qui est sorti précipitamment avec une petite navette sans prendre le casque de sa combinaison spatiale, le bougre, regagne le vaisseau mère en effectuant un transfert de sas à sas, s’exposant au vide spatial quelques instants.Toute dangereuse et éprouvante que doit être cette opération, elle n’en est néanmoins pas totalement impossible. Après, HAL va prendre sa branlée bien méritée, mais nous nous éloignons du sujet.

 

Maintenant, recentrons-nous sur les premières heures d’exposition au vide spatial de notre chère Speedmaster car c’est là que tout se passe, ou presque.

Dans le premier scénario, la montre est lâchée dans l’espace et elle reste à l’ombre pour l’éternité. L’évolution de la température dans ces conditions est donnée par la courbe ci-dessous (Fig.2).

Fig.2 : T0=298,15 K, montre lâchée dans le vide, à l’ombre 

 

Les points remarquables sont :

T(0) = 25,0°C
T(37min 43s) = 0°C
T(1h) = -11,4°C
T(1h14min45) = -18°C
T(2h) = -34,75 °C

La NASA avait testé la Speedmaster à -18°C, ce qui correspond à la température qu’atteint la montre lâchée à l’ombre pendant 1 heure et quart.

Vient ensuite le deuxième scénario avec une montre portée au bras de l’astronaute, à l’extérieur de sa combinaison, ce qui était l’usage normal de leur garde temps. Ce tracé correspond toujours à une montre qui reste à l’ombre (ce qui constitue une situation extrême). De plus, ce calcul ne prend pas en compte l’énergie apportée à la montre par l’astronaute et sa combinaison par rayonnement.

L’évolution de la température dans le temps est alors donnée par la courbe ci-dessous (fig.3)

Fig.3 : T0=298,15 K, montre portée sur la combinaison

 

 

Les points remarquables de cette courbe sont :

T(0) = 25,0°C
T(1h) = +1,0°C
T(2h05) = -18°C

Dans cette situation, la Speedmaster dispose de 2h05 avant d’atteindre les conditions les plus rudes dans lesquelles elle a été testée au Texas.

 

Les limites de ce calcul

Ce calcul demeure une approximation. Il a  pour objectif de démonter l’argumentation selon laquelle il est impossible que la montre ait pu effectuer des sorties dans l’espace.

On voit qu’elle peut très bien rester exposée au vide spatial pendant de très longues heures avant d’atteindre des températures auxquelles elle ne peut plus physiquement fonctionner.

Autre mythe à démonter, le vide, c'est-à-dire l’absence d’atmosphère n’a pas non plus soumis la montre à des conditions insupportables. Entre l’intérieur de la capsule spatiale et l’extérieur, la différence de pression n’excède pas 1 ATM. C’est très peu. On peut donc considérer que l’air contenu dans la montre est resté dedans, même pour une Speedmaster qui n’est pas une montre très étanche (3ATM/30m).

Enfin, l’absence de pesanteur n’influence pas la marche de la montre puisque le couple balancier/spiral régule la marche de la montre par l’effet combiné de l’inertie du balancier qui ne dépend que de sa masse et pas de son poids, et de la force de rappel du ressort qui ne dépend que de son élasticité et de rien d’autre.

Ce calcul n’est qu’une approche de la réalité car il faudrait prendre en compte des facteurs nombreux et difficiles à maîtriser pour déterminer la température exacte d’une Speedmaster au poignet d’un astronaute. Néanmoins, les facteurs qui ont été négligés dans cet exercice auraient tous pour effet de diminuer la baisse de température par un apport extérieur important d’énergie.

Comme je le disais au début, la "température" de l’espace est en réalité de 2,7K.

La relation (3) en toute rigueur devrait s’écrire

(3’) : P = -S.s.(T ' - T)4    où T’ = 2,7 K

ça fait donc un pourcent d’erreur au départ, mais dans le sens apport d’énergie à la montre.

Ensuite, la montre n’est pas intégralement en acier, le mouvement étant essentiellement constitué de laiton (Claiton= 418 J.kg-1.K). Cette différence de chaleur massique a un impact, mais il ne fait pas varier les ordres de grandeur.

Le cadran est noir, pas "acier poli" donc la surface la plus exposée de la montre en conditions normale est plus rayonnante (mais également plus absorbante… nous y revenons tout de suite) que de l’acier poli.

La montre placée sur la combinaison de l’astronaute recevrait de la part de celle-ci une quantité non négligeable d’énergie, par rayonnement et par conduction. A l’intérieur de la combinaison, il y a une source d’énergie qui produit plus de 60W, c’est l’astronaute lui-même. Si on ajoute à cela tous les systèmes électroniques qui lui tiennent compagnie, on doit dépasser les 300W haut la main.

Enfin, et c’est de loin l’apport d’énergie le plus important, la montre ne peut rester tout le temps à l’ombre, c'est-à-dire sans recevoir de rayonnement solaire. Pour donner un ordre de grandeur, nous allons estimer la quantité d’énergie reçue du soleil.

La densité du flux solaire, aux environs de la Terre est de FSoleil = 1380 W/m² (ça se calcule assez facilement)
Sur la surface exposée de la montre, ça fait

(7) : P = FSoleil .Sexp. e

Où :
Sexp  = La surface éclairée par le soleil
e = notre célèbre émissivité peut être prise égale à 0,15 pour de l'acier poli, considéré comme un "corps gris".
Pour avoir un ordre de grandeur de cette puissance, prenons une surface exposée de la moitié de la surface totale de la montre.

Donc

P = 1380 * 3,14E-03 * 0,15 = 0,64 W

Cette valeur est à comparer au flux émis qui est de 0,253 W à T = 298K.
Donc c'est clair qu'un petit coup de soleil ça vous remonte la température pour un moment... en gros, 1 seconde de Soleil fait entrer en énergie ce que la montre a perdu par rayonnement en 2 seconde et demi au tout début de sa sortie, c'est-à-dire au moment où elle rayonne le plus. Par exemple, à t=2h, le flux rayonnant de la montre n’est plus que de 0,172W, donc 1 seconde de soleil, c’est plus de 3 secondes de gagnées.

D’ailleurs, cela soulève une question paradoxale : Le pire ennemi de la Speedmaster dans l’espace n’est il pas les températures élevées plutôt que les basses ?

On se fait un petit calcul ? Allez, comme je le disais, on n’est pas venu jusqu’ici pour couper des citrons.

Alors, prenons maintenant le cas de la montre qui est au soleil, tout le temps.

Nous avons calculé qu’elle reçoit 0,64 W en permanence.
Bien sûr, plus la montre va chauffer au soleil, plus elle va émettre de rayonnement puisque la valeur de ceux-ci dépend de la température de la montre.
On va chercher l’équilibre, c'est-à-dire la Température Tequ pour laquelle le flux sortant est égal au flux entrant sous forme de rayonnement solaire.

L’équation à l’équilibre est donnée par la relation suivante, tirée de (3)

(i) : S.e.s.T4 = FSoleil .Sexp. e

 

qui donne  

Avec un FSoleil = 1380 W/m²  nous pouvons envisager plusieurs cas, résumés dans le tableau ci-dessous (Fig.4)

 

Fig.4 : températures d’équilibre en considérant l’influence du soleil

 

Le mouvement "anarchique" correspond à une situation qui permet de prendre en compte statistiquement la moitié de la surface rayonnante de la montre comme exposée au rayonnement solaire.

Ce que l’on constate c’est que les températures d’équilibre se trouvent toutes dans une fourchette qui va de -51°C à +59°C. On est loin du froid absolu et de l’enfer.

Le -51°C est obtenu pour une montre lâchée dans l’espace et se trouvant dans une position particulièrement défavorable, à savoir que seule la tranche est illuminée (la moitié de la tranche d’ailleurs, pour être exact).

On note ensuite que pour une montre portée, les températures d’équilibre vont de environ -21°C à environ +59°C.

C’est donc, aux approximations près (sachant que ce calcul ne prend pas en compte l’apport de chaleur par la combinaison) la fourchette dans laquelle la montre fut utilisée. Et les tests de la NASA s’étalaient de -18°C à +93°C ! Il n’y a pas de hasard.

Que conclure de ces petits calculs entre amis ?

Ben qu’une Speedmaster au poignet d’un astronaute dans le vide spatial peut très bien survivre étant donné que les températures auxquelles elle va être soumises restent raisonnables.

Il va donc falloir que notre Spécialiste chercher une autre preuve que Elvis est viv... euh, pardon, que les voyages dans l’espace se sont déroulés dans un hangar de Cap Canaveral.

On peut également souligner que les tests que la NASA avaient fait subir aux montres en compétition avaient exploré ces fourchettes de température et que seule la Speedmaster avait résisté. Si vous voulez en savoir plus sur ce protocole de test, suivez ce lien sur Clubspeedmaster.com (En anglais).

Je vous invite également à aller jeter un oeil sur ma revue de la Speedmaster Professional pour en apprendre plus sur cette magnifique montre.

Amitiés, 

Bruno- Février 2005

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